Programme PHASMA : Phénomènes : archives, survivances et mémoires artistiques des phénomènes en Europe occidentale XIXe-XXIe siècles
coordination Ariane Martinez, chaire de professeure senior de l’Institut universitaire de France, 2025-2030
Le projet PHASMA vise à retracer l’histoire des phénomènes de cirque en Europe occidentale (XIXe-XXIe s), et à observer la manière dont les acrobates contemporains s’y réfèrent. Ces exhibitions de corps hors-normes ont été révélatrices d’enjeux sociaux, médicaux et artistiques. En documentant rigoureusement ces trajectoires (fictionnalisées par le passé puis refoulées), et en les explorant dans les écoles de cirque, il s’agit d’inventer avec les artistes émergents des formes d’inclusivité créative.
Contexte du projet : appréhender le cirque européen dans sa diversité corporelle
Le projet PHASMA est fondé sur la volonté d’explorer l’histoire du cirque européen, en mettant l’accent sur la diversité des représentations corporelles qui ont existé dans cet art, plutôt que sur les exploits des acrobates (perspective historiographique traditionnelle). Etymologiquement, le phénomène est dans les langues latines (français, espagnol, italien) « ce qui apparaît », et par extension, dans les cirques et les foires, un sujet qu’on expose pour son apparence et/ou ses aptitudes hors-normes. S’ils étaient au XIXe et XXe aussi qualifiés de « monstres », ce terme paraît rétrospectivement limitatif car il focalise l’attention sur la difformité des corps et non sur leur mise en scène. Or, ce sont les dispositifs d’exhibition et les numéros, bien plus que les particularités physiques, qui firent les phénomènes. Pensé comme une « curiosité vivante » ou comme un « caprice de la nature » (expressions qu’on trouvait en anglais, en allemand et en français), le phénomène étonnait et mettait en contact avec une dimension inexplorée du monde et du vivant. Le terme a pu prendre en français une connotation laudative ou ironique (quel phénomène !), alors qu’en anglais, les termes dérivés du mot freak évoquent encore la peur et la marginalité (comme dans le verbe to freak out, paniquer), et sont devenus dépréciatifs en italien (fenomeno di baraccone). La catégorie trouble des « phénomènes » était extensible à l’infini : elle comprenait les êtres aux proportions inhabituelles (nains, géants, hercules, vénus, hommes-squelettes), ceux qui étaient perçus comme hybrides ou chimériques (femmes à barbe, hommes-singes, sirènes, hommes-caoutchouc, siamois, homme-tronc), les phénomènes « fabriqués » (tatoués, corps abîmés ou apprêtés), et pouvait même inclure les personnes présentant une habileté particulière (avaleurs de sabre, apnéistes, contorsionnistes, pétomanes, etc.). Le périmètre de l’étude portera sur la France, la Belgique, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, l’Irlande et le Royaume-Uni, où les circulations transfrontalières de phénomènes étaient importantes, selon la presse du XIXe siècle et du début du XXe siècle, et où des fonds d’archives dédiés au cirque sont consultables dans des musées ou bibliothèques. La question de la réception différenciée des numéros de phénomènes d’une culture à l’autre sera au cœur de la réflexion.
L’étude démarre à la grande période des foires et du cirque commercial, des chapiteaux et des ménageries (1800-1960). Tout le long du XIXe siècle, et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les exhibitions de phénomènes, qui se produisirent sur les foires, dans les entresorts, au sein des cirques et des expositions universelles, ainsi qu’au music-hall, côtoyèrent les attractions acrobatiques. La majorité d’entre eux faisaient des numéros, mais ce sont leurs particularités physiques qui étaient le plus commentées ou illustrées dans la presse. Sur les scènes, une hiérarchie entre corps réprouvés et corps valorisés existait, qui persista implicitement dans les mentalités jusqu’à nos jours. Dans le domaine du cirque, cette hiérarchie reposait sur l’apparence physique et sur la façon d’occuper l’espace (vertical et horizontal) : les phénomènes étaient placés au bas de l’échelle artistique et sociale avec les clowns, tandis que les acrobates aériens étaient héroïsés ; ils étaient aussi la plupart du temps présentés en marge de la piste, dans des entresorts et plus tard, au music-hall ou au café-concert. Suite à la faillite des thèses eugénistes associées aux idéologies fascistes, et avec la montée des revendications de minorités d’une meilleure intégration dans la société, il parut indécent d’exposer des personnes considérées comme difformes, infirmes, ou atypiques à partir des années 1950. Les cirques s’adaptèrent à l’évolution des mœurs, et mirent l’accent sur les tours de force, la virtuosité, les figures athlétiques. S’ils ne furent plus stigmatisés, les phénomènes disparurent des pistes et des scènes. Cette période 1950-1980 de l’olympisation du cirque européen (avec une fascination pour le modèle sportif et une surenchère dans la difficulté des figures), fut aussi celle de la plus grande crise connue par les cirques, dont le modèle économique périclita, pour diverses raisons : concurrence du divertissement télévisé, baisse de rentabilité de l’itinérance, stagnation esthétique dans un modèle dramaturgique du « toujours plus fort » et dominance d’une imagerie du corps musclé parfait en costume strass et paillettes.
Or, l’avènement du cirque contemporain dans les années 1980-90, qui vit une régénérescence de ses formes et de ses publics, s’accompagna du désir de se ressaisir d’un héritage de corps divers, non-formatés. La mémoire des phénomènes passés est souvent invoquée dans le cirque contemporain par les acrobates valides. En réponse à une enquête menée par Pierre Hivernat et Véronique Klein, l’artiste Laurent Channel écrit par exemple :
L’intérêt majeur du cirque est d’être un art mineur. Je me revendique d’une famille qui s’ignore, les êtres qui se retournent sur eux-mêmes, ceux qui ressentent le vide qui les constitue, les humains qui vivent par leur déséquilibre, les freaks qui sommeillent en nous, les nomades de l’existence, ceux qui chutent, ceux qui tombent, ceux qui se déposent.
Cette référence fréquente aux phénomènes dans les propos des artistes de scène contemporains, qui repose plus sur une histoire mythifiée que sur des connaissances avérées, est une façon de valoriser l’être-en-scène plutôt que le faire-en-scène, et d’inventer des contre-modèles corporels. De fait, la mémoire des phénomènes, refoulée dans la société pour des raisons morales (car considérée comme voyeuriste et dégradante), est thématisée dans les arts visuels, scéniques et littéraires, où elle suscite une forme d’engouement auprès des publics. Sa présence récurrente dans le cinéma, dans l’art contemporain ou dans la littérature est le signe de sa vivacité dans les imaginaires sociaux. L’allusion aux phénomènes est aussi devenue une forme d’étendard pour les revendications queer et transidentitaires, dans les conférences de Renate Lorenz, Art Queer : pour une théorie freak (2012), ou encore Je suis un monstre qui vous parle de Paul B. Preciado (2019). Ce retour des phénomènes dans les débats contemporains reflète des questions vives dans l’actualité : l’invention de soi, le retournement du stigmate comme valeur. Elle offre donc des perspectives de création et de médiation nombreuses, qui ne se limitent pas au seul domaine artistique, et qui relèvent plus largement de l’histoire du corps.
Objectifs de la recherche :
1. Editer une documentation historique sur les spectacles de phénomènes au XIXe siècle et au XXe siècle en Europe occidentale, et penser ces traces comme des œuvres susceptibles d’inventer un répertoire qui inspire encore aujourd’hui les arts, la société et le monde médiatique.
2. Mener une enquête anthropologique et esthétique auprès des artistes de cirque actuels qui revendiquent, dans leurs spectacles et dans leurs pratiques, la mémoire des phénomènes.
3. Développer une recherche-création en partenariat avec trois écoles de cirque françaises (ENAC-Chalons en Champagne ; Esacto’Lido de Toulouse et CRAC de Lomme), où les élèves-artistes produiront des numéros à partir de faits historico-sociaux relatifs aux phénomènes, numéros qui deviendront le support d’une websérie de contenus en médiation scientifique, visant à découvrir et faire connaître les « savoir-freaks du corps ».
2. Laurent Chanel, ARN, dans Pierre Hivernat, Véronique Klein, Panorama contemporain des arts du cirque, Paris, Textuel, 2010, p. 72.
3. Parmi les nombreux films qui font allusion aux phénomènes, citons le très controversé Freaks (1933) de Tod Browning, Elephant man de David Lynch (1980), Vénus noire d’Abdellatif Kechiche (2010), ou plus récemment Nightmare Alley de Guillermo del Toro (2021) ou Rosalie, le film de Stéphanie Di Giusto (sorti en 2024).
4. Vincent Pecoil, The freak show: exposition, 6 juin-5 août 2007, Dijon, Les Presses du réel ; Lyon, Musée d'art contemporain, 2007 ; « Freaks : chaque époque génère ses monstres », exposition à l’initiative de Charles Carcopino, du 25/05/26 au 28/06/26.
5.De L’Homme qui rit de Victor Hugo à Pierre Jourde, La Marchande d’Oublies, Paris, Gallimard, 2025.